Naguère, il n’y avait qu’un seul triangle qui comptait au Canada: Montréal-Ottawa-Toronto, où le poids politique, économique et celui de la population du pays étaient concentrés.

Mais les dernières élections fédérales ont souligné l’émergence d’un nouveau triangle concurrent en pleine lancée: Calgary-Edmonton-Vancouver. Si le XXe siècle a appartenu au Canada, selon le célèbre mot de Sir Wilfrid Laurier, le XXIe appartient à l’Ouest.

Au moment où l’Asie est en plein essor et où les États-Unis s’inquiètent pour leur sécurité, un boom de ressources naturelles d’une ampleur inimaginable déferle sur l’Ouest. Les vastes réserves de charbon, de gaz naturel, de pétrole conventionnel et brut de synthèse, de diamants, d’uranium, de potasse et de cuivre alimentent les conversations dans le monde.

L’Alberta contient autant de pétrole que l’Arabie saoudite; on y trouve la primauté du droit, des impôts peu élevés et une formidable éthique de travail. Les projections touchant l’énergie et liées uniquement aux projets de construction en Alberta au cours des prochaines décennies atteignent cent milliards de dollars. Fort McMurray, capitale des sables bitumineux, ne pousse pas assez vite, aussi faut-il construire des pistes d’atterrissage aux abords de la ville pour accueillir les travailleurs venus de l’est de la Colombie-Britannique.

Pour sa part, la Colombie-Britannique possède du pétrole au large de ses côtes ainsi que du gaz naturel, du charbon, du cuivre et bien d’autres choses encore. Les Olympiques s’en viennent, ce qui alimente la croissance dans les secteurs de la construction et de l’habitation.

Les immigrants suivent les occasions qui se présentent à l’Ouest. La mondialisation va contraindre l’industrie manufacturière du centre du Canada à fournir de l’emploi à moins de gens; les travailleurs se dirigeront vers l’Ouest en plus grand nombre encore. Déjà, on a constaté au dernier recensement que le taux de croissance de la population albertaine était deux fois supérieur à celui de l’Ontario, alors qu’il était étale au Québec. Ces tendances s’accélèrent.

L’Ouest a plus de députés que le Québec depuis des années. Bientôt, le poids parlementaire de la région supplantera celui de l’Ontario. Alors, pourquoi diable l’Alberta souhaite-t-il une réforme du Sénat?

Il y a 25 ans, une poussée de croissance similaire dans le domaine des ressources naturelles en Alberta avait été stoppée net par le Programme énergétique nationale (PEN), une initiative maladroite. Résultat? Un sentiment d’aliénation et de colère qui a embrasé l’Ouest. Désespérant de pouvoir influencer les politiques des libéraux, l’Ouest s’est rallié d’abord aux conservateurs de Brian Mulroney puis, au Reform. De plus, l’Alberta a couvé des plans pour remanier la structure constitutionnelle du Canada de manière à rendre impossible l’adoption de futurs PEN. Le plus connu de ces projets est le Sénat ” triple-EEE “: égal, élu, efficace.

Mais ironiquement, un tel changement accorderait aujourd’hui un pouvoir supplémentaire non pas au nouvel Ouest, mais au vieil Est, la base du pouvoir déclinant du Parti libéral. Dans un Sénat EEE, par exemple, les provinces qui reçoivent des paiements de péréquation disposeraient d’une forte majorité, ce qui leur permettrait de bloquer une réforme fiscale sérieuse. Cela aurait aussi pour effet de créer une puissante institution favorisant des transferts depuis un Ouest de plus en plus riche.

Un allié de taille

Quoi qu’il en soit, l’Alberta et l’Ouest peuvent maintenant compter sur un allié qu’ils n’avaient pas lors de l’époque du PEN: Washington. Les Américains sont emballés à l’idée d’avoir de telles ressources énergiques à leurs portes et ils s’opposeraient énergiquement à toute politique susceptible d’étouffer leur mise en valeur.

La réforme du Sénat sert principalement les intérêts des petites provinces et non pas des grandes. La Colombie-Britannique, l’Ontario et le Québec sont hautement sceptiques. Un Alberta bien au fait de son propre pouvoir joindrait leurs rangs.

Le Québec ne veut aucune égalité avec les provinces minuscules dans un puissant organisme élu, mais il souhaite que la division fédérale-provinciale des pouvoirs soit respectée, tempérant ainsi le récent enthousiasme d’Ottawa dans ses tentatives de tâter des domaines de compétence provinciale. Cette attitude convient aussi à l’Alberta et à la Colombie-Britannique.

La réforme du Sénat est une stratégie de pis-aller pour des gens qui pensent être incapables d’obtenir du pouvoir politique. L’Alberta et l’Ouest sont maintenant des gagnants politiques. En outre, si vous élisez des sénateurs sans amender la Constitution, vous conservez l’énorme déséquilibre dans le nombre des sénateurs parmi les provinces, le colossal pouvoir théorique du Sénat et la nomination à vie des sénateurs.

C’est une recette idéale pour un désastre: un Sénat puissant sans beaucoup de responsabilités et sans imputabilité. L’Alberta ne devrait pas souhaiter cela et le reste du pays non plus.

Brian Lee Crowley est président de l’Atlantic Institute for Market Studies (www.aims. ca) un groupe de réflexion sur la politique sociale et économique établi à Halifax.