Du gaz dans l’eau
de notre envoyé spécial Jean-Michel Demetz

La découverte de gisements d’hydrocarbures dans l’Atlantique nord fait rêver des rovinces jusqu’alors endormies. Sauront-elles saisir cette chance de recouvrer le dynamisme d’antan?

Les coquilles Saint-Jacques de George’s Bank ont gagné la bataille. Ce gisement géant de mollusques, situé au large de la Nouvelle-Ecosse, dans l’Atlantique nord, restera preserve de toute exploitation de pétrole jusqu’en 2012. «Pour cette fois-ci, le lobby de la pêche a encore été le plus influent, se réjouit Eric Rœ, directeur des affaires publiques de Clearwater, l’une des plus importantes entreprises halieutiques du Canada atlantique, basée à Halifax. Car les hommes politiques locaux connaissent bien notre poids électoral. Mais ils trouvent le pétrole et le gaz plus sexy…»

Ils ne sont pas les seuls. L’exploration de gisements d’hydrocarbures dans les eaux froides de l’Atlantique nord fait rêver des provinces jusqu’alors plongées dans une profonde léthargie que n’explique pas seulement la rigueur des saisons. Sur cette côte est du Canada, la fortune, il est vrai, est toujours venue de la mer. Entre les XVIe et XVIIIe siècles, c’est pour le contrôle des bancs de morues que les marines à voiles française, hollandaise, anglaise se sont durement affrontées. Au XIXe, c’est le commerce et les chantiers navals – les seconds au monde après ceux de la Grande-Bretagne – qui assurent la prospérité de ce qui est alors la région la plus riche du pays. Mais le basculement vers l’ouest des centres économiques et l’épuisement récent des ressources en morue vont accentuer le déclin de la façade atlantique. Derrière les jolis clichés des pimpantes maisons colorées de l’Ile-du-Prince-Edouard ou des icebergs qui, en ce mois de juillet, viennent mourir à l’entrée des fjords de Terre-Neuve, la réalité est sombre. A Terre-Neuve justement, en raison d’un exode persistant, dû à un taux de chômage supérieur à 15%, la population diminue depuis vingt ans. Dans les provinces de l’Ile-du-Prince-Edouard ou de Nouvelle-Ecosse, frappées aussi par un fort chômage, elle vieillit, car les jeunes émigrent vers l’ouest, attirés par l’Ontario ou l’Alberta, ces deux puissants moteurs de l’économie canadienne. Les Provinces maritimes (2 millions d’âmes au total) pâtissent, en outre, d’une image détestable. Passe encore qu’on rigole des Newfies, les habitants de Terre-Neuve, objet de blagues désobligeantes. Mais, surtout, les provinces plus riches renâclent devant les transferts financiers qui, au nom de la solidarité, bénéficient à la côte atlantique, plus pauvre. Et quand le chef de l’opposition fédérale, le néolibéral Stephen Harper, dénonçait, en mai dernier, la «culture de l’échec» en vigueur ici, il ne faisait que donner de l’écho à ce que beaucoup de ses concitoyens pensent.

 

 

«Tout ça va changer, assure Fred Smithers, président de Secunda, un des géants des services à l’industrie pétrolière. Car nous pouvons compter aujourd’hui sur deux atouts: la présence d’un marché colossal, juste sur le palier d’en face, et un allié, décidé à développer une politique d’énergie à l’échelle du continent nord-américain, George W. Bush.» La découverte des gisements de gaz offshore remonte, en effet, aux années 1980. Mais leur exploitation avait été largement différée. Le déclin annoncé des gisements du golfe du Mexique, l’insatiable appétit en énergie de l’économie américaine et d’abord de l’axe New York-Boston, l’obsession de la Maison-Blanche de garantir la sécurité des approvisionnements ont créé un climat favorable aux investissements. Un rapport remis, en juin dernier, à la Commission de coopération environnementale de l’Amérique du Nord estime que la demande d’électricité va croître de 21% aux Etats-Unis et de 66% au Mexique entre 2000 et 2009. Déjà, le Canada, cinquième producteur mondial d’énergie, fournit à son puissant voisin du sud 100% de ses importations en charbon, 93% en gaz et 15% en pétrole – grâce aux gisements des sables bitumineux d’Alberta, en plein essor. Sur la côte est, les majors pétrolières Exxon, Chevron, Shell, qui avaient fait un tour de piste dans les années 1980, sont revenues et commencent à faire cracher leurs puits au large. Certes, comparés aux 40 000 puits du golfe du Mexique, les 184 forages éparpillés dans les bassins néo-écossais et laurentien au large de la Nouvelle-Ecosse ne sont qu’un début. Mais, déjà, les compagnies américaines et canadiennes se disputent de nouveaux permis d’exploration. Entre 2001 et 2006, c’est 1,6 milliard de dollars canadiens qui devraient être investis. Au ministère de l’Energie de la province, Sandy MacMullin, l’homme chargé de délivrer les permis et de veiller au bon encaissement des royalties, a fixé son plan de travail jusqu’en 2015: «Notre production quotidienne de 550 millions de pieds cubes de gaz devrait à cette échéance être multipliée par quatre.» Le seul projet de Sable Island dev rait rapporter dans les prochaines années 2 milliards de dollars en royalties.

A l’échelle mondiale et même nationale, la production de gaz du Canada atlantique est et restera modeste. Mais les répercussions des investissements sur l’économie locale se font déjà sentir. A Halifax, la capitale de la Nouvelle-Ecosse, le taux de chômage est tombé à 5%. Les bureaux commencent à manquer. Et l’exode des jeunes diminue. Au nord, grâce à son pétrole offshore sur les champs d’Hibernia (depuis 1997) et de Terra Nova (depuis janvier) dans le bassin Jeanne-d’Arc – ça ne s’invente pas – la province de Terre-Neuve devrait, selon les économistes de la Banque royale du Canada, enregistrer la plus forte croissance du pays en 2002, 2003. Et ce n’est peut-être pas terminé. «Le règlement, en avril, d’un contentieux vieux de quarante ans entre Terre-Neuve et la Nouvelle-Ecosse, sur une zone maritime de 60 000 kilomètres carrés, va ouvrir celle-ci à une exploration plus poussée», promet Tom Lush, le ministre des Affaires intergouvernementales de Terre-Neuve.

«Nous avons souffert d’être une région pauvre dans un pays riche»

«Nous sommes à un tournant, estime Brian Crowley, directeur de l’Atlantic Institute for Market Studies, un think tank indépendant. Mais saurons-nous saisir cette chance?» Pour cet économiste, le déclin régional de ces dernières décennies résulte d’abord de la douce dépendance entretenue par le pouvoir fédéral d’Ottawa depuis des décennies: «Nous avons souffert d’être une région pauvre dans un pays riche.» 40% des budgets des provinces atlantiques sont alimentés par les transferts d’argent public de la capitale. Un habitant de l’Ile-du-Prince-Edouard touche ainsi en moyenne, au titre des diverses aides sociales, une somme deux fois plus élevée qu’un autre Canadien. «Un régime de programmes sociaux aberrants nous a empêchés de préparer la transition, accuse Crowley. Songez qu’une journée de pêche au crabe suffit, ici, pour percevoir une indemnisation chômage pendant les six mois qui suivent à condition de ne pas suivre d’études en même temps! A force de gérer l’économie sur des bases politiques, on a découragé l’initiative privée et empêché la formation d’une main- d’œuvre qualifiée.» Le résultat, c’est que 1 employeur terre-neuvien sur 2 affirme ne pouvoir recruter les salariés dont il a besoin. Et l’industrie touristique reste balbutiante. Des grands projets industriels poussés par les pouvoirs publics à coups de subventions de millions de dollars se sont avérés désastreux, des concombres en culture sous serre (sic) à l’ouverture d’un chantier pour plates-formes de forage au modèle dépassé. Dans les Provinces maritimes, on aime bien imputer la responsabilité des échecs à l’extérieur. Les phoques, pour la crise de la pêche; le Québec, pour sa juteuse exploitation des Churchill Falls; Ottawa, jamais assez généreux. Brian Crowley, lui, préfère tracer un parallèle cruel avec la prospère Islande, «une autre économie dépendante de la pêche mais qui, elle, a su s’adapter». Sans gaz ni pétrole.